L'histoire de Rature Rainbow : Episode 20 (1ère partie)
D'aussi loin que remonte ma mémoire, la lecture a toujours fait partie de ma vie.
L’écriture, elle, je me la suis autorisée bien plus tard, quand elle est devenue une nécessité qui débordait de partout. Il y a bien eu le journal – certains disaient intime, je n’aimais pas ce mot – dans lequel je ne racontais que les platitudes d’un temps qui me semblait long, bouché à l’horizon, puis ces quelques poèmes pour des copines au collège qui voulaient épater leurs amoureux avec quelques rimes romantiques. J’étais toute émue qu’on m’en redemande, mais j’étais certaine qu’ils étaient nuls, que je n’avais pas le droit.
A douze ans c’est l’envie d’apprendre à jouer du piano qui m’a titillée, comme si ma vie en dépendait. A cette époque, prendre des cours c’était seulement pour les nantis ou pour ceux qui osaient.
Je n’ai pas insisté longtemps, voire même pas insisté du tout. Autant je pouvais aller décrocher la lune pour ceux qui en avait besoin, autant je n’aimais pas déranger, solliciter pour mon propre intérêt. Du coup je n’ai jamais su si c’est vraiment mes parents qui n’avaient pas pu faire l’effort ou bien si c’est qu’ils n’avaient jamais compris le feu qui me dévorait.
Cette tendance à l’effacement me vient de loin. Peut-être juste après mes seules années de gloire, ces trois petites premières années de ma vie en jaune et rouge, imprégnées des fumées d’une gare couleur sépia au goût violent de non retour.
J’aurais pourtant aimé qu’ils me devinent.
Rares sont ceux qui peuvent deviner ce qui se cache derrière les silences ou dans le blanc des lignes. Il faut les comprendre, c’est si douloureux parfois.
Alors je me suis fait plaisir toute seule, parce que l’envie devenait pressante.
En bas de chez nous, dans le château du village existait une chapelle dédiée à la Vierge Marie. Je me l’étais accaparée. On ne poussait ses portes qu’au mois de mai, son mois à elle. Pour l’occasion on ouvrait en grand les deux hautes fenêtres, allumait toutes les lumières, fleurissait le moindre recoin et chaque soir du mois retentissaient les chants de gloire et d’allégresse auxquels je joignais ma voix, à fond les décibels, pour le simple plaisir de l’union qui faisait résonner nos cœurs et puis aussi un peu, pour veiller de près sur l’objet de tous mes désirs.
La fête battait son plein du premier au trente-et-un. C’était toujours triste de voir arriver la fin de ces jours de partage dans lesquels cependant je me tenais souvent seule, loin des groupes formés par plus ou moins d’affinités. Pourtant j’étais heureuse quand revenait le calme. J’allais retrouver mon coin pour moi seule. J’avais eu plaisir à leur offrir mes terres, pour qu’ils puissent chanter dans la lumière. Il était temps que je retrouve ma paix.
Dans cette chapelle, près d’une des deux fenêtres aux volets disjoints par où filtrait une lumière chiche, trônait un harmonium, vieux et poussif, tout poussiéreux, mais d’où sortait des sons qui m’emballaient dans un monde magique. Loin de tout j’ai inventé des mélodies uniques. Elles ont longtemps bercé mes étoiles autant que mes larmes.
Lorsque elle était vide, elle était lugubre cette chapelle, impressionnante avec ses vitraux qui allaient jusque au ciel, ses plafonds plein d’ombres, ses recoins regorgeant de mystères endiablés, ses échos menaçants dans les souterrains imprégnés de légendes effroyables. Je me faisais violence à chaque fois pour y pénétrer seule. Je traversais la salle le regard fixé droit devant - je ne voulais pas courir, surtout pas courir - me bouchant les oreilles pour ne pas entendre tous les pêchés du monde murmurés par les fantômes qui rôdaient là depuis l’éternité. Mais une fois assise, presque debout sur les immenses pédales, j’oubliais vite mes peurs assassines. Plus rien n’existait. J’avais retrouvé mon cocon, j’étais à l’abri.
J’avais réussi à obtenir du curé qui en assurait la gestion, qu’il me laisse y aller à mon gré. C’était un amour d’homme. Il s’occupait avec une réelle affection des jeunes désœuvrés de sa paroisse, nous emmenait à la plage dans son minibus brinquebalant pendant que les parents bossaient, transformait la salle de catéchisme pour nous initier au ping-pong, nous offrait des virées hors de nos frontières.
Sa mère qui assurait l’intendance ne le voyait pas du même œil. Je suppose qu’elle opposait ce que nous appelions de la méchanceté à la trop grande gentillesse de son fils, pour ne pas qu’il se fasse trop vite déborder. Ce qui fait qu’elle me refusait souvent la clef de mon repaire. Un petit non, pas cher et facile à donner qui renforçait son impression de bien faire.
Pour ne pas avoir à quémander - j’avais horreur de ça - j’ai rapidement trouvé une astuce. L’urgence souffle des audaces insoupçonnées parfois.
Avec le raffut que je faisais dans le quartier avec mon boucan du diable – j’aimais jouer, fenêtre ouverte, pour mieux communiquer ma joie - personne n’était dupe, mais les apparences étaient sauvées. En partant je laissais une fenêtre à peine entrebâillée. Elle était un peu haute, il me fallait l’escalader pour entrer et sauter, au risque de me rompre le cou, pour en sortir, mais j’étais comme un coq en pâte. J’avais enfin trouvé mon Paradis sur Terre.
C’est là que je me réfugiais dès que je pouvais m’échapper de mes obligations. Dans cette chapelle ardente ou alors dans la bibliothèque municipale où je dévorais tout ce qui tombait sous mes yeux assoiffés. Mon adolescence toute entière s’est passée ainsi, à lire ou bien à jouer des heures entières des morceaux sans tête ni queue, poussant des boutons magiques pour accompagner mes envolées qui m’emportaient dans un monde dont je cherche encore aujourd’hui le chemin.
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