L'ennui
Le thème de l'ennui, abordé à l'improviste l'autre soir avec des promesses d'échanges futurs sur le sujet, résonne en moi depuis longtemps.
La définition du terme ennui, du moins la connotation négative qui lui est donnée le plus souvent par la croyance populaire – cette amorphitude baveuse, n'est pas la bonne pour moi, pour qui je parlerais plus volontiers d'un penchant prononcé pour la solitude contemplative qui a besoin du calme autour afin de bader aux corneilles comme bon me plaît.
Même si cela représente le bagne pour moi, je peux comprendre ceux qui ont besoin de bouger sans cesse pour se sentir vivants. Mais je crois aussi que beaucoup bougent, quitte à friser l'overdose, par peur de se retrouver face à leur solitude, face à la vie dans son plus simple appareil.
Je définirais mon ennui, comme la capacité à pouvoir rester seule dans la plus totale inaction physique, accompagnée d'une activité cérébrale, plus ou moins forte selon les jours, provoquée par la contemplation toute bête du temps qui passe avec toutes ses splendeurs et ses désolations. Et tout ça, avec un plaisir extrême.
Comme une façon de contrebalancer la laideur bien réelle du monde des humains, ma méditation se porte aisément vers les beautés métaphysiques de la vie. Ces petits miracles sans cesse renouvelés qui me laissent bouche-bée à chaque fois, ouvrant un champ illimité à mes divagations intra-muros les plus folles, les plus belles. Comment ne pas se laisser submerger d'émotions devant le spectacle sans cesse renouvelé de la nature à ma fenêtre ?
Je ne m'ennuie jamais de cet ennui à ne pas savoir comment remplir mes journées. Vingt-quatre heures, c'est trop peu, et je n'ai qu'un souhait lorsque arrive le soir, que demain, s'il doit venir, revienne vite. Ce demain me permettra peut-être d'avancer dans les mille choses dont ne souhaite pas s'occuper ma tête. Lire quelques livres de la liste énorme et désespérante qui s'allonge chaque jour un peu plus, écrire des poèmes, commenter mes lectures, répondre à tel ou tel message, arroser, couper les fleurs fanées, faire refleurir l'orchidée, essayer une nouvelle recette de pickles, découvrir un matin d'août la verveine épanouie et sortir l'appareil photo pour immortaliser l'instant... La liste est encore trop longue à mon goût de toutes ces activités auxquelles je pourrais si facilement céder cœur et âme, mais qui m'empêchent de rêvasser, et qui auraient tendance, si mon instinct n'y prenait garde, à me couler dans le moule de ces passionnés qui noient le poisson dans leur passion pour oublier de vivre.
Jusqu'à aujourd'hui, il m'est arrivé d'envier ceux qui vivent de leur passion, tant il difficile de s'extraire du discours entendu depuis des lustres, qui rabâche la leçon comme quoi vivre c'est bouger, c'est remplir ses journées à ras bord quitte à s'y noyer dedans. Mais je viens de comprendre que la passion n'est qu'une autre façon de s'enfoncer la tête dans le sable pour remplir son temps sans penser à rien d'autre, et je refuse catégoriquement de me laisser enfermer dans une de ces affaires qui m'aguichent sans cesse. Plus que jamais je reste persuadée que seul l'ennui est la vraie vie. L'ascète est celui qui a tout compris, les exercices spirituels et la mortification en moins. Et puis je suis si lasse de ces discours de sourds, où personne n'écoute personne...
Plus le temps passe et plus j'ai un besoin vital de ce tête-à-tête avec moi-même pour laisser libre cours à tout ce qui me passe par la tête. Il reste à trouver le néologisme qui exprimera le mieux cet état d'esprit, ni ennui, ni seulement méditation...