Episode 11 : coches ratés
J’ai tant de coches loupés à mon actif que la liste exhaustive ne sera jamais comblée.
D’abord les coches des jours givrés, loupés par manque de clairvoyance. Ceux-là me narguent quelquefois, à coup de flashes aveuglants et de musiques faramineuses. J’ai bâti pour eux, dans l’antre de ma mémoire à l’ombre de mes jours heureux, une stèle taillée dans les regrets inutiles, exsangue et désossée.
Il y a eu les coches ratés qui caracolaient trop haut au-dessus des étoiles. Ils avaient besoin de bras suppliants que je n’ai jamais voulu lever.
Et puis ces autres, complètement irresponsables avec des horaires décalés en permanence, que je laissais pendre haut et court les biffant de ma liste dans un geste de rage insupportable.
Comme je ne voulais plus vivre en suspens, usant de l’adage que l’on est rarement mieux servi que par soi-même, un jour de grande chance, j’ai sauté dans celui en partance pour la suite de mes jours, et j’ai fait de mon corps le coche de référence.
Aux pieds, bien calés sur des semelles calfeutrées, j’ai rangé avec soin mes peurs d’avancer et mes pas glissants, puis j’ai celé la clef dans la doublure de mes rêves supendus dans l’entrée.
A l’étage supérieur, lieu traditionnel des hermétismes bouillonnants, j’ai disposé un toit sur pilotis qui laisse entrer et sortir la lumière à son gré. Tant pis pour les courants d’air et l’eau glacée des jours d’orage. C’est là que j’ai assisté à des envolées superbes luttant contre les vertiges étranges qui engloutissaient tout dans leurs volutes. Là, que j’ai supplié Dieu et les siens d’accepter que je ne vénère personne. Là, qu’il m’a tendu en échange une corde salée pour faire claquer mes oripeaux aux quatre vents.
J’ai peaufiné mes coins de bouche et creusé des sillons pour que les sourires à foison déposent leur nacre. Sur le front balayé de mèches rebelles, j’ai dessiné en lettres capitales quelques interrogations.
Certains jours hors du temps, j’ai pu voir l’âme enfouie mouiller au vert tendre de mes yeux et s’accouder au bastingage.
Dans mon ventre, protégées dans l’ambre épais de mes chairs, je porte mal les angoisses du monde, je ne connais pas tous les noms.
Sur le cambré de mes reins, en frissons passion, chute le pommier de l’Eden dans une fougue intense qui fouette mes veines du souffle de terres inconnues.
Parfois, au détour d’un chemin de traverse, il m’arrive encore d’apercevoir le clin d’œil d’un coche malicieux, que la vie emporte dans son sillage et me laisse la langue gourmande…
à suivre…